“COMME LES POMMIERS FONT DES POMMES”



Partant de cette expérience personnelle, j’ai ressenti le besoin physique de parler à voix haute de cette sensation d’immobilité et d’impuissance dans la création. C’est pourquoi j’ai rapidement enregistré des discussions, comme une recherche de confessions. Ce sont des paroles d’artistes ou de personnes liées de près ou de loin au domaine de la création. Lors de nos premiers échanges, chaques personnes me confiait qu’il était rare de parler de nos pages blanches, nos angoisses. J’ai décidé d’aller plus loin et de proposer, sous forme d’un site web, un référencement de l’échec, des œuvres “ratées”, qu’on aurait jeté ou gardé avec rancœur et frustration. Sur cette plateforme participative, on peut y déposer des œuvres (film, textes, musique, poésie…) tout comme écouter ces fameuses conversations et digressions sur les difficultés à créer. Ces dernières évoquent à la fois l’isolement pour créer, le désir de se cacher, la responsabilité dans la création, l’échec comme une condition sinéquanone à la création, à l’industrie de l’art, et sa demande de productivité.

Le procédé créatif est un chemin souvent long et douloureux où ces acteurs escaladent avec peine les étapes. 


De la page blanche découlent une quantité importante de sujets. La définition de cette dernière sur internet, n’est autre qu’un syndrome/ une phobie : “Le syndrome de la page blanche, aussi désigné par le terme de leucosélidophobie, est un trouble psychique de l'écrivain, ou d'autres artistes, se présentant comme l'impossibilité de commencer ou de continuer une œuvre.” Comme tout trouble psychique, il se cache sous ces derniers des angoisses plus profondes qu’une simple incapacité. Je suis donc partie de mon premier sentiment, la tétanie, et j’ai cherché à creuser plus profondément avec les personnes que ce sujet tentaculaire touchait et intéressés.


La projection

En Normandie, sur cet immense terrain, je passais mon temps à m'occuper des nombreux animaux, mais surtout à les observer (à défaut du plafond). Dans son livre, Les vertus de l’échec, Charles Pépin, auteur et philosophe, (animateur sur France inter) nous rappelle deux ou trois bases de philosophie : “Les animaux ne peuvent pas échouer car tout ce qu'ils font est dicté par leur instinct, il n’ont qu'à obéir à leur nature pour ne pas se tromper.” Il nous rappelle par ces mots notre condition d’homme, notre capacité de projection.

Un artiste se confronte parfois, pour ne pas dire souvent au fantasme de l'œuvre absolue, voire l'œuvre qui bouleverserait le monde ou du moins marquera les esprits. On connaît l’exemple universel de Dune, projet pharaonique (débutant vers 1975) de Jodorowsky accompagné de Moebius et tant d’autres, puis repris par de nombreux réalisateurs. Une œuvre qui restera au rang de recherches et de tentatives durant des décennies. Une trop grande projection du projet, une trop grande projection de l’homme et de son devenir. Un but titanesque que même les auteurs ne contrôlent plus. Le contrôle et l’acharnement, est une obsession partagée par beaucoup, notamment par Marcel Proust. Insatisfait de son œuvre A la recherche du temps perdu (1913), qu’il rature et réécrit sans cesse. Il s’acharne vers la quête de la satisfaction inatteignable, fuyant, et repoussant ainsi le moment d’abandon du geste créatif.

Cette projection et d’autant plus valable aujourd’hui, à l’heure des réseaux sociaux et de la communication. Notre besoin de clarté et de réussite n’est que plus grandissant. Nous mesurons nos succès et ceux des autres (sur instagram par exemple). Dans son essaie Antidote au culte de la performance, Olivier Hamant pose les questions essentielles au sujet des réseaux sociaux. Comment peut-on débloquer un projet artistique sans questionner la performance ? “(...)”Quand une mesure devient une cible, elle cesse d'être fiable” Dit autrement, toute performance sousmise à une mesure tend à s’autojustifier jusqu'à aller contre son objet. Pensez par exemple au sport de compétition : dopage, triche, pari financier, blanchiment d’argent…la compétition l’emporte sur le sport”.

La création devient une course à la reconnaissance, alors se pose la question de la réception. Une fois une œuvre aboutie, créée, elle existe d’une façon ou d’une autre dans le monde, pour le monde. Sa réception, son impact sur le public est donc une notion plus ou moins importante selon les attentes de l’artiste. Aujourd’hui cette question est d’autant plus présente comme nous l’avons expliqué précédemment. La pression sociale à créer pour exposer, nous oblige à aboutir, à déclarer finis notre œuvre qui appartiendra non plus à l’intime mais sera plus ou moins jugée sur la place public. Ceux qui y trouvent satisfaction ou ceux pour qui cette question est synonyme de pression, ou d’angoisses, ne perçoivent plus que le geste de création comme un aboutissement à atteindre, “finir” et montrer pour signaler que j’existe, pour qu’on réponde à mon signal, de la meilleure de façon. Biensure ce systhème de language existe depuis bien longtemps, en revanche l’art est aujourd’hui un grand ami des réseaux sociaux, qui eux mêmes sont fondés sur une valeur de jugement public, actif, et reconnue. Les réseaux sociaux dans l’art est un sujet rocambolesque. Quels influences ont ils sur notres façon de créer, et de montrer ? Quels impacts ont ils sur notre productivité ? Savons-nous créer sans eux ? Qui copie qui ?

Si nous créons sans but de restitution, pour nous seul, que se passe t’il ? L’échec n'est-il pas seulement un sentiment lié à nous même mais surtout aux autres ? Faut-il toujours s’exclamer, annoncer que l’on créer ? Peut-on même créer sans rien faire ? A la place de ça, l’abandon se présente souvent comme une solution.

La mise en échec.

Pourquoi abandonnons-nous ? L'envie d'abandonner apparaît souvent en même temps que le doute de l'utilité de ce qu'on est en train de réaliser. Le doute lui-même apparaît face au fait que le résultat n'est pas visible ou est insatisfaisant.

À quoi bon s'engager si tout semble perdu d'avance, probablement par une trop grande projection comme nous l’avons évoqué avant. Quand s'élève le "pourquoi je fais ce projet ?", l'absurde entre en jeu, et pourtant c'est une question essentielle à nos réalisations. Brian Wilson, leader des Beach Boys à fait les frais de ces réflexions invasives. Boysband iconique des années 60 et 70, leur succès se trouve sans cesse comparé à celui foudroyant des Beatles, ils résistent cependant durant des années, et décident de prendre un parti pris beaucoup plus mélancolique et artistique. Brian Wilson déjà considéré comme un génie de la composition s’essaye à un album plus intime, Pet sounds (sortit en 1967). L’album est perçu comme un échec par la critique de l’époque, alors que les Beatles connaissent une ascension toujours plus grandissante. Toujours très inspiré et admiratif des Beatles, Briand Wilson entame Present smile en 1967 qu’il abandonne rapidement se faisant dépasser par l’ambition du projet, et cragnant une victoire non assurée au vu de son dernier album. “Selon la légende, le « coup de grâce » aurait été une visite de Paul Mccartney au studio des Beach Boys en avril 1967, lors de l'enregistrement du morceau Vegetables : il aurait alors parlé avec enthousiasme du futur album des Beatles en préparation, Sergent Peper, et aurait joué She’s leaving home, au piano, achevant de décourager Brian Wilson, qui luttait de toutes ses forces depuis trois ans pour rivaliser, presque seul, avec un quatuor de musiciens d'exception au sommet de leur art et en parfaite synergie, aidés par un brillant producteur. « Pour la première fois de sa vie, il abandonne(...) »” (source wikipédia). Il reprendra et achèvera cet album vingt ans plus tard. La compétitivité, la pression sociale, l’admiration, l’ambition débordante sont finalement des ingredients explosifs pour certains artistes, qui une fois noyés dedans, se retrouvent immobilisé, tétanisé et impuissant. Cet expérience, liée à d’autres problèmes psychiques, plongea Brian Wilson dans une longue dépression durant plusieurs années.

Bien sûr, le temps débloque nos limites mais encore une fois, notre curseur n’est pas placé au bon endroit parfois lorsqu’on cherche l’accomplissement absolue. On ne parvient jamais à l’aboutissement total de l'œuvre, elle ne peut jamais se finir, jamais atteindre nos attentes. Notre bonheur de créer prend tout son sens lors de sa fabrication, dans la persistance. Dans le documentaire Lost in la Macha, making of du film The man who killied Don Quichote sur lequel travaillait depuis plus de dix ans Terry Gilliam, on assiste au ratage catastrophique du film. Rien n’est en leur faveur, tout est trop complexe, mais tout est tout de même entamé. Malgrè un échec total, puis un abandon définitif du film, le réalisateur exprime en revanche son attirance pour les projets complexes “Without a battle, maybe I don’t know how to approch it”. Bien entendu, Terry Guilliam ne cache pas sa grande frustration suite à l’abandon de ce film déjà bien entamé, mais si nous avions la garantie de notre succés, de la réussite de notre projet, serions nous investit, prendrions-nous du plaisir ? Allons nous, nous-même vers l'échec, le but étant de le surmonter ? Le sens n'est pas de trouver de la joie dans la victoire mais bel et bien dans la lutte elle-même. Cela demande du courage de croire dans l'action et non dans l’assurance du succès. "La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme" interprète Albert Camus dans Le mythe de Sisyphe. "Il faut imaginer Sisyphe heureux".

Au-delà d’une montagne d’obstacles, certains créent dans la vacuité, dans l’idée du vide, dans l’idée de l'échec même. “Finalement, on ne sait pas quand on crée” m’a dit un jour Christophe Manon (voir audio). La vacuité est un élément très probablement essentiel dans la gestation d’une idée, malheureusement n’étant pas palpable on ne l’a tolère que très difficilement. Dans son Journal Intime, Franz Kafka en donne la preuve. La forme du journal lui offre l'opportunité d'exposer son manque d’inspiration, il ouvre sur le vide surlequel nous voudrions constament fermer les yeux. Potentiellement dut à trop de distraction, d’un manque de concentration autour de lui, sa famille bruyante ou son travail prenant. On se demande si ça n’est pas simplement la peur qu’il l’empêche. Il ne publiera jamais son journal et en ordonnera sa destruction à son ami Max Bord qui n'obéit pas comme on peut s’en douter.  Un geste créatif hors de toute idée de publication et de confrontation au public extérieur. Créer isolé, caché,  juste pour le geste, pour l’essence de l’échec. Sa jouissance vient de l’idée d’écrire, non pas de la publication. De ne pas aller au bout, de même pas l’imaginer.

Dans l’ouvrage Les artistes sans œuvres, I would prefer not to, Jean-Yves Jouannais explore et décortique des artistes qui par des parades évitent de créer leur œuvre ultime. Il prend notamment l’exemple de Roland Barthes, qui toute sa vie réva d’écrire un roman et passa finalement sa carrière à publier des analyses et des critiques. “ L'œuvre existante, scientifique quant à ses ambitions bien que douée de souplesse et de charmes, n’aurait-elle été qu’une somme de retards, de digressions ? L’oeuvre entière de barthes pouvant être envisagée comme le moyen de ne pas affronter le roman, un pénible détour (...) Ces livres, les existants aurait constitué autant de diversions necessaitant juste assez de concentration et de minutie pour désamorcer toute culpabilité de ne pas être dans l’oeuvre, de ne pas être au pied de l’oeuvre, de retarder plutôt que d’avancer. Cette passion du retard deviendrait non plus l’obstacle del’oeuvre sans cesse différée mais le moteur essentiel de l’oeuvre en cours

Tout ces exemples sont tous des artistes reconnus, voire canoniques et de surcroît productifs. Mais certains ne seront jamais reconnu pour ce qui les définit le plus profondément, pour leur désir ultime. Un système de détournement peut-être, lié à de la peur possiblement. Les réponses leur appartiennent. Par une pure démarche ou par simple procédé, l’artiste peut être confronté à son propre sabotage, un véritable echec. L’effacement de son travail plus ou moins accidentellement pour effacer toute preuve de création, pour ne pas dépasser les limite de la pudeur.  


De façon plus assumée des artistes ont opté pour la création passive, difficile de croire aujour’hui qu’un artiste est reconnue sans rien produire, (sans même quelques fololow). Toujours dans son ouvrage, Jean-Yves Jouannais, nous parle de ce concepte plus en détails en relatant les vies peu illustres d’artiste qui n’ont pas produit d’objets mais n’en n’ont pas moins exercé une influence sur leur époque. “Combien d’intelligence sont elle demeurées libre seulement attachés à nourrir et embéllir une vie, sans fréquenté l’objet de l’asservissement à une stratégie de reconnaissance, de publicité et de production ? (...) un emssemble d’étoiles qui ne se sont jamais donné les moyens de briller”


BIBLIOGRAPHIE

LIVRES

Jean-Yves Jouannais - Artistes sans oeuvres (I would prefer not to) 2009

Olivier Hamant - Antidote au culte de la performance - Tracts Gallimard 2023

Claude Louis-Combet - Du sens de l’absence - Collection entre 4 yeux 2014

I am Brian Wilson : le génie derrière les Beach Boys - Castromusic

Christophe Claro - L’echec, comment mieux échouer - Autrement 2024

Franz Kafka - Journal intime - Rivages poche 2024

Albert Camus - Le mythe de Sisyphe - Folios essai - 1985

Charles Pépin - Les vertue de l'échec - Pocket - 2024

Samuel Beckett - Cap au pire - Les éditions de minuit - 1991



FILMS

Louis Pepe et Keith Fulton - Lost in la Mancha - 2018

Brent Wilson - Brian Wilson: Long Promised Road 2021

Michel Gondry - Le livre des solutions 2023

James Franco - The disaster Artist 2017

Franck Pavich - Jodorowky’s Dune - 2013